Millennials: quoi retenir de la Marche de 1983 ?

On vous en parlait récemment dans un post Instagram, puis en live avec la journaliste, autrice et éditrice Nadia Hathroubi-Safsaf : la Marche de 1983, de quoi s’agit-il ? Pourquoi est-elle un moment important dans l’histoire de l’immigration ? Quelle(s) mémoire(s) en reste-t-il aujourd’hui, et que représente-t-elle pour notre génération de jeunesse issue de l’immigration ?

 

Un moment clé dans l’histoire des luttes de l’immigration…

La Marche pour l’égalité et contre le racisme, c’est d’abord une action militante qui s’inspire de modes de protestations non-violents à l’image de ceux de Martin Luther King et Gandhi, en réponse à un contexte de crimes racistes et xénophobes : le but est de traverser la France à pied, de Marseille à Paris, pour protester contre les violences policières dans les quartiers populaires, les inégalités sociales subies par les immigré.e.s et descendant.e.s de l’immigration, la xénophobie, et revendiquer l’égalité des droits politiques.

De nombreux articles, ouvrages, films, archives photos et vidéos retracent l’histoire des trois mois de la Marche, durant laquelle les marcheur.se.s s’arrêtent dans des villes de France et rencontrent les habitant.e.s, pour aboutir sur un rassemblement sans précédent à Paris le 3 décembre 1983 : au départ moins d’une vingtaine de personnes s’élancent, au fur et à mesure rejoins de ville en ville avec une attention médiatique accrue, jusqu’à en faire un évènement d’une ampleur nationale inédite. Il débouche sur un rassemblement de plus de 100 000 personnes à Paris, suivie d’une réception d’une délégation de marcheur.se.s par le Président Mitterrand.

Pour un résumé de la Marche, vous pouvez aller (re)voir notre post Instagram qui revient en textes et en images sur cet évènement

Et aussi aller consulter de nombreuses archives vidéo et résumés en images de la Marche disponibles en ligne comme ce dossier de l’INA ou cette présentation du Musée de l’histoire de l’immigration, qui propose également un riche dossier bibliographique.

…Et pourtant sujet à des mémoires conflictuelles, voire effacées ?

La conclusion de la Marche est nuancée : elle marque une date sans précédent pour l’histoire des luttes de l’immigration des années 1980, où vont suivre de nombreuses autres initiatives militantes et associatives. Mais sa récupération par SOS Racisme va de pair avec une tentative d’essoufflement du mouvement politique à l’œuvre. Le nom même de « Marche des Beurs » utilisé très majoritairement depuis les années 1980 pour désigner la Marche est représentatif des problématiques mémorielles qui suivent cette mobilisation. Le sociologue Abdellali Hajjat, qui a consacré une étude majeure au contexte de la Marche, écrit ainsi à propos du nom de « Marche des Beurs » :
« À l’origine, « Beur » signifie « Arabe » en verlan et le mot est utilisé par les enfants d’immigrés maghrébins de la région parisienne pour s’auto-désigner. Mais le terme échappe rapidement à ses inventeurs et devient une forme d’assignation identitaire. Les “Beurs” ne sont plus des Arabes : ils ne sont ni des Français à part entière ni tout à fait des immigrés, et les “bons Beurs” se distinguent des “mauvais travailleurs immigrés”. Le terme “beur” scelle la séparation symbolique d’avec la génération des parents immigrés. Au moment même où les “jeunes immigrés” font leur entrée symbolique dans l’espace public, les travailleurs immigrés sont disqualifiés symboliquement lors des grèves de l’automobile (Citroën-Aulnay et Talbot-Poissy). Ce basculement est fondamental dans l’histoire de l’immigration parce qu’il correspond à la construction de l’opposition entre les “Beurs laïques assimilables” et les “immigrés musulmans inassimilables”. »

Abdellali Hajjat,« Retour sur la Marche pour l’égalité et contre le racisme », Hommes & migrations, 1304 | 2013

Au sujet de la déviation à l’œuvre dans ce changement de nom, et des mémoires conflictuelles de la Marche, vous pouvez aller consulter cet article de Slate, « Pourquoi il ne faut pas parler de « Marche des beurs », qui revient sur cette question et interroge notamment des acteur.ice.s de l’époque.

 

La mémoire et l’histoire comme enjeu politique : discussion avec Nadia Hathroubi-Safsaf

Journaliste, autrice et éditrice, Nadia Hathroubi Safsaf a consacré un livre à l’histoire de la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Sorti en 2013, la même année que l’étude de Abdellali Hajjat, à l’occasion des 30 ans de la Marche, elle y interroge notamment des acteur.ice.s de l’époque.

La marche pour l’égalité et contre le racisme – Abdellali Hajjat
La longue marche pour l’égalité – Nadia Hathroubi – Safsaf

Quand on demande à Nadia quel souvenir elle garde de la Marche de 1983, c’est surtout des suites qu’elle se rappelle. Assez jeune au moment de la Marche, elle nous raconte cependant toute l’effervescence qu’il y eut ensuite autour de SOS racisme et Touche pas à mon pote : « Mais je ne savais pas ce que cela signifiait, ce n’est qu’à la fac que j’ai découvert ce qu’était la Marche ». En effet, elle nous rappelle qu’à l’époque, il n’y avait pas internet et les réseaux sociaux, donc pas de visibilité des luttes qui ont pu être menées. Raison de plus de ne surtout pas les oublier : « Nous sommes tous.tes hériter.e.s de ces luttes ! »

Comment donc ne pas oublier, s’en rappeler, commémorer, transmettre et combler ce vide mémoriel ?« Il faut les archiver, car si on n’archive pas, c’est comme si elles n’existaient pas ». Par exemple, elle nous explique qu’en 2013, à l’occasion des 30 ans de la Marche, l’effervescence a été de courte durée. Alors même qu’on pourrait se demander : qu’est ce qui a changé ? : « J’ai un peu un sentiment amer en voyant que nos frères, pères, maris meurent toujours de violences racistes. », confie Nadia.
Alors aujourd’hui, on en est où ?
« Je pense qu’il faut qu’on produise, et qu’on ne laisse plus les autres nous raconter. Il faut qu’on se raconte ! Je saluais par exemple Ouafa Mameche, qui a créé les éditions Faces Cachées, je pense aussi aux éditions Premier Matin de novembre, ou encore Melting Book. Je crois qu’on infantilise beaucoup les quartiers populaires, et qu’on pense et parle à leur place. Mais malgré ça, maintenant ça bouge, et des choses émergent : quand on pense à Kourtrajmé, ou par exemple avec le récit des « Daron.ne.s » ! Pour que cette histoire continue à vivre, il faut qu’on s’en empare. »

Vous pouvez retrouver l’intégralité du live présenté par Ferial avec Nadia Hathroubi-Safsaf sur l’IGTV de Ghett’Up.

Zeïneb Imarraine